Prédication
Lecture Deutéronome 8,7-18
Faire mémoire, transmettre
« Garde-toi d’oublier ! » — « Tu te souviendras de l’Éternel ton Dieu ! »
Ces deux injonctions résonnent comme un appel pressant. Le texte du Deutéronome que nous venons d’entendre est magnifique : il nous place au cœur de ce que l’on pourrait appeler la théologie mémorielle du premier testament.
Il répète deux fois la même exigence, comme pour marteler une évidence : la nécessité de l’œuvre de mémoire et l’impératif d’une spiritualité de la reconnaissance.
Se souvenir n’est pas spontané. Reconnaître, être reconnaissant, non plus. Car l’oubli nous guette :
– l’oubli du temps qui passe,
– l’oubli de celui qui ne sait regarder que ses réussites,
– l’oubli de celui qui, engagé dans une course effrénée, ne relit ni ne médite son chemin.
En articulant l’acte de reconnaitre un fait – souviens-toi – avec l’attitude reconnaissante – tu béniras le Seigneur –, le texte biblique nous introduit dans le champ sémantique de la reconnaissance.
Être reconnaissant suppose dans un premier temps de prendre conscience de quelque chose, de discerner une réalité, d’admettre un fait, de le comprendre, voire de le confesser. « La reconnaissance commence par une opération de type cognitif :
reconnaître signifie d’abord identifier quelque chose ou quelqu’un » écrit Paul Ricoeur dans l’un de ses derniers livres, Parcours de la reconnaissance.
C’est alors qu’un deuxième temps devient possible : être reconnaissant, exprimer sa gratitude, dire merci. « Reconnaître le bienfait reçu, manifester de la reconnaissance à l’égard de celui qui a donné sans exiger de retour. »
Le Deutéronome, dans son exhortation à l’œuvre de mémoire et à la spiritualité de la reconnaissance, mobilise deux arguments.
Le premier, c’est de rappeler combien nos vies sont redevable, tributaires de ce qui nous est donné. « Car le Seigneur ton Dieu t’a fait entrer dans un bon pays. »
Une part importante des choses essentielles qui conditionnent nos existences a été donnée. À commencer par notre vie, notre cadre de vie, notre environnement, le pays dans lequel nous vivons, la démocratie, la liberté, non seulement celle de conscience, mais aussi celle de pratiquer librement le culte protestant, l’absence de conflit armé sur notre sol. Tout cela constitue un don immérité, un héritage qui pourrait ne pas être, une grâce.
Mais notre époque valorise tellement l’effort, la réussite, la performance dans les domaines personnels, professionnels, associatifs, ecclésiaux, que nous oublions souvent combien nous recevons. Nous oublions que nous sommes redevables à d’autres : à Dieu, à nos parents, à nos enseignants, à nos pasteurs, à celles et ceux qui nous ont précédés.
Prendre conscience de ce qui nous est donné, ouvre tout naturellement à la reconnaissance, à rendre grâce à Dieu pour son œuvre, sa fidélité, pour son esprit qui souffle où il veut, bien au-delà de nos délimitations confessionnelles ou ecclésiales, mais aussi pour ses serviteurs, pour celles et ceux qui ont ouvert pour d’autres un chemin de la rencontre avec Dieu, un chemin de foi.
Le second argument, c’est le rappel du passé, d’où l’on vient. « Il [Dieu] t’a fait marcher dans ce désert grand et redoutable… » L’auteur rappelle l’histoire de l’Exode, le récit de la sortie des Hébreux de leur esclavage en Égypte, le chemin vers la liberté qui a tout d’abord été une épreuve, une traversée du désert. Bibliquement, le désert est ce lieu où tout manque, où le peuple doit apprendre à tout attendre de Dieu. On peut parler d’une pédagogie du désert.
Aujourd’hui encore, certains vont au désert pour se désencombrer, pour retrouver l’essentiel. Car dans le silence et le manque, on apprend à renouer avec l’essentiel, et entrer dans cette pédagogie qui ouvre à la confiance.
Ce rappel du désert ne peut que faire écho à notre propre histoire, à ce long périple des protestants de France : le massacre de la Saint-Barthélemy, les vagues de persécutions, y compris celles des anabaptistes alors condamnés par les réformateurs et contraints à l’exil, ou encore la révocation de l’Édit de Nantes, les dragonnades, le temps du désert, avant que ne soit affirmée la liberté de culte par l’édit de tolérance de 1787 – liberté de culte et liberté conscience aujourd’hui garanties par le principe de la laïcité au cœur de la loi de séparation des Églises et de l’État, dont nous commémorons cette année le 120ème anniversaire.
Et comment ne pas penser aussi aux déserts existentiels et spirituels de nos contemporains ? Soif de justice et de reconnaissance, quête de sens, recherche d’authenticité, désir de cohérence… qui trop souvent dans notre société matérialiste et sécularisée, sont en difficulté pour trouver les lieux où nourrir leur quête de spiritualité.
*
Quelles leçons spirituelles tirer de ce passage du Deutéronome ? Je vous en propose deux.
1 La théologie biblique de la mémoire
Premièrement, à propos de la théologie mémorielle du premier testament.
Dans la théologie du premier testament, l’exode, c’est-à-dire à la fois la libération de l’esclavage, mais aussi l’errance dans le désert, opère comme un principe théologique fondamental. L’exode constitue le point d’appui pour tout l’enseignement biblique. Toutes les thématiques majeures trouvent leur ancrage dans ce récit : la liberté, la confiance en Dieu, l’alliance de Dieu avec le peuple hébreu, les 10 commandements, le respect de Dieu, le rapport à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger…
« souviens-toi, tu as été esclave en Égypte… » Tout prend appui sur ce récit pour rappeler d’où l’on vient pour mieux appréhender le présent, et mieux construire l’avenir.
Faire mémoire ne signifie pas simplement « se souvenir comme si c’était hier ».
C’est bien plus que de garder vif un souvenir précis.
Faire mémoire, c’est rendre présent pour soi, dans sa vie, la portée d’un évènement du passé. Quand nous faisons mémoire de la mort et de la résurrection du Christ, nous ne cherchons pas à entretenir un souvenir. Nous rendons présente son œuvre de réconciliation et cherchons à l’inscrire dans nos existences ; afin que la confiance et l’espérance suscitées par le Christ-Jésus, submergent nos cœurs et nos esprits. Quand le Christ nous recommande lors de son dernier repas avec les disciples
« faites ceci en mémoire de moi », il n’exhorte pas à un repas du souvenir, mais bien à un partage qui rend présente dans nos existences son œuvre de réconciliation et crée ainsi notre communion fraternelle.
Faire mémoire, c’est s’inscrire dans un récit pour bâtir notre présent et notre avenir, sur une fidélité, sur une promesse.
C’est ce que nous faisons aujourd’hui à l’Assemblée du Désert. C’est ce que nous faisons dans nos musées, nos commémorations. Nous recevons une mémoire qui n’est pas nostalgie, mais énergie. Une mémoire qui nous apprend la gratitude et nous ancre dans la liberté intérieure de ceux qui nous ont précédés. Esprit qui les fit vivre, Anime leurs enfants.
Que la visite des musées protestants, y compris le musée virtuel du protestantisme, que la commémoration des 500 ans de l’anabaptisme, inscrivent notre protestantisme si divers, si prompt à se fragmenter, dans le récit d’une famille confessionnelle qui fonde sa foi sur l’écoute de Dieu à la lecture des Écritures, et la déploie en une éthique de responsabilité, de témoignage et de service au cœur de ce monde et de notre pays. Que nos commémorations nous apprennent à dire avec les sœurs de Pomeyrol.
Seigneur, Tu as toujours donné le pain du lendemain et, bien que pauvre, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours donné la force du lendemain et, bien que faible, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours donné la paix du lendemain et, bien qu’angoissé, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, tu as toujours gardé dans l’épreuve et, bien que dans l’épreuve, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours tracé la route du lendemain et, bien qu’elle soit cachée, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours éclairé mes ténèbres et, bien que sans lumière, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours été l’Ami fidèle, et, malgré ceux qui te trahissent, aujourd’hui nous croyons.
Seigneur, Tu as toujours accompli tes promesses et, malgré ceux qui doutent, aujourd’hui nous croyons.
2 L’éthique de la reconnaissance
La deuxième leçon spirituelle est celle du « troisième temps de la reconnaissance ».
Reconnaître ce qui nous a été donné et dire merci n’est pas une fin en soi. La prise de conscience de notre redevabilité à d’autres pose irrémédiablement la question du rapport à autrui. Pour Paul Ricoeur, la reconnaissance de notre propre redevabilité inscrit nos existences dans la perspective d’une éthique sociale, c’est-à-dire d’une « reconnaissance d’autrui comme personne égale en droits, mais aussi comme
personne porteuse d’une singularité irréductible. »
Reconnaître notre dette, c’est donc reconnaître l’autre comme une personne. Non pas seulement comme égale en droits, mais comme unique, porteuse d’une singularité irréductible. Alors, la reconnaissance devient réciprocité. Elle devient respect. Elle devient invitation aimer son prochain comme soi-même.
Cet appel résonne fort dans le monde actuel. Autour de nous, l’étranger est trop souvent stigmatisé, la question migratoire instrumentalisée, nos sœurs et frères juifs et musulmans, victimes de rejet. La vocation chrétienne, et particulièrement protestante, est d’être des bâtisseurs de ponts, des facilitateurs de rencontre, des artisans de réconciliation au cœur d’une société qui peine à saisir le commun, le bien commun, l’intérêt commun, l’effort commun devant les défis à relever.
Et ce défi, est aussi présent au cœur même du protestantisme français, hier comme aujourd’hui. Les mutations sont là, comme l’illustre le sondage IFOP de janvier 2024.
Le taux de protestants dans la société française est stable (2%), mais il est sujet à de profondes évolutions :
– Le protestantisme évangélique progresse, notamment pentecôtiste ;
– Le protestantisme luthéro-réformé est fragilisé ;
– Apparaît un protestantisme plus « culturel », où la foi est davantage héritée qu’exprimée (plus de 25% de ceux qui se disent protestants ne vont plus au culte, ne lisent plus la bible) ;
– Les mobilités internationales, en particulier subsahariennes, transforment nos Églises.
Les presbytériens camerounais sont souvent dans leur expression cultuelle et dans leur approche des questions d’éthique, plus proches du monde évangélique que des calvinistes.
Face à cette diversification, d’aucuns sont tentés par des logiques de repli sur des supposées formes de pureté théologique ou spirituelle. D’autres misent sur le caractère performatif de l’écoute et du dialogue respectueux. C’est ce dernier choix que propose la Fédération protestante de France. Être un lieu de encontre, d’écoute, où chacun accueille la parole de l’autre en admettant de se laisser transformer par elle. Lors de la Pentecôte, l’esprit de Dieu a ouvert des chemins de compréhension dépassant les impasses humaines. Si le récit de la tour de Babel magnifie la pureté et la verticalité d’un projet uniformisant et défiant Dieu, Pentecôte fonde l’horizontalité d’une Église unie dans sa diversité par l’œuvre de l’Esprit qui souffle où il veut, une Église qui a vocation à partager la bonne nouvelle du salut en Christ jusqu’aux extrémités de la terre. Dans un monde qui se polarise, montrer que l’unité dans la diversité n’est pas une utopie, mais une réalité de foi est un précieux témoignage.
C’est à la mesure de notre capacité d’écoute et de dialogue que s’écrira le récit du protestantisme de demain. Faisons confiance à l’Esprit qui souffle où il veut. Il agit au cœur de nos rencontres et permet la nouveauté là où, à vue humaine, nous ne voyons qu’un déterminisme ou une impasse. « Tout est donné, tout reste à faire » disait Éric Fuchs.
3 Conclusion
Frères et sœurs, faire mémoire, c’est nous ancrer dans un récit pour mieux vivre le présent. Reconnaître, c’est entrer dans une gratitude qui se fait éthique et respect d’autrui.
Pour finir, je vous laisse avec ces mots de Lytta Basset. Qu’ils deviennent notre prière aujourd’hui :
« Nous sommes à bout de souffle, Seigneur, mais tu nous viens tout entier, de toute
ta force, de toute ta ferveur, de tout ton Souffle brûlant… Dans l’étroitesse de nos
demeures, entre nos barricades les plus sacrées, fais éclater ta Pentecôte, qu’elle nous
donne un second souffle ! Ô Dieu, donne souffle à notre prière ! »
Christian Krieger
7 septembre 2025